12
La lumière d’octobre était froide et humide. Traces de givre sur les gazons ; il était très tôt et la ville de Belmont reposait tranquillement encore dans un brouillard bleuté. Sur l’autoroute, une file de voitures se pressait dans la direction de San Francisco, pare-chocs contre pare-chocs.
— Oh, mon cher, fit Mrs Pritchett, consternée, quel trafic !
— Nous ne prendrons pas cette route, dit Hamilton, tandis qu’il quittait la route de la côte et s’engageait dans un chemin de traverse. Nous allons vers Los Gatos.
— Et alors ? demanda Mrs Pritchett, s’agitant sur les coussins de la voiture avec une pétulance puérile. Je ne suis jamais passée par là.
— Alors, nous allons faire tout le chemin jusqu’à l’océan, dit Marsha, excitée. Nous descendrons la grande autoroute de la côte jusqu’à Big Sur.
— Où est-ce ? demanda Mrs Pritchett, dubitativement.
— C’est dans les montagnes de Santa Lucia, juste en dessous de Monterey. Ça ne nous prendra pas trop longtemps et c’est un endroit charmant pour un pique-nique.
— Parfait, acquiesça Mrs Pritchett, s’enfonçant dans un siège et posant ses mains sur ses genoux. C’a été très gentil à vous d’organiser ce pique-nique.
— Mais non, fit Hamilton, pressant l’accélérateur.
— Je ne vois pas pourquoi nous n’avons pas été au parc de la Porte d’Or, fit Mc Feyffe, d’une voix soupçonneuse.
— Trop de gens, répondit Miss Reiss. Big Sur fait partie d’une réserve fédérale. C’est un endroit encore sauvage.
Mrs Pritchett sembla inquiète :
— Est-ce qu’il n’y a pas de danger ?
— Absolument pas, la rassura Miss Reiss. Tout ira bien.
— Ne devriez-vous pas être au travail, Mr Hamilton ? demanda Mrs Pritchett. Ce n’est pas un jour de congé. Mr Laws est en train de travailler, lui.
— J’ai pris cette matinée, dit Hamilton sardoniquement. Je voulais pouvoir vous conduire.
— Comme c’est gentil, s’exclama Mrs Pritchett.
Tirant de grosses bouffées de son cigare, Mc Feyffe dit :
— Qu’est-ce qui se passe, Hamilton ? Vous êtes en train de manigancer quelque chose ?
Un nuage nauséabond de fumée se déploya jusqu’au siège arrière, là où se trouvait assise Mrs Pritchett. Fronçant les sourcils, elle abolit les cigares. Mc Feyffe aspira une large bouffée d’air ; en un instant son visage s’empourpra, puis, lentement, il reprit son aspect normal.
— Uh, marmonna-t-il.
— Vous dites ? fit Mrs Pritchett.
Mc Feyffe ne répondit pas. Il fouillait précipitamment ses poches, espérant que par miracle un cigare eût échappé au cataclysme.
— Mrs Pritchett, dit doucement Hamilton, vous êtes-vous jamais rendu compte que les Irlandais n’ont jamais apporté la moindre contribution à la culture. Il n’y a pas de peintres irlandais, ni d’Irlandais musiciens.
— Seigneur Dieu, fit Mc Feyffe, terrorisé.
— Pas de musiciens ? dit Mrs Pritchett, surprise. Mon cher, est-ce vrai ? Non, je ne m’en étais jamais rendu compte.
— Les Irlandais sont une race barbare, poursuivit Hamilton avec un plaisir sadique. Tout ce qu’ils font…
— George-Bernard Shaw, s’écria plaintivement Mc Feyffe. Le plus grand auteur dramatique du monde. William Butler. Veats, le plus grand poète James Joyce, le… (Il se tut rapidement.) Un autre poète, fit-il.
— L’auteur d’Ulysse, ajouta Hamilton, interdit pendant des années à cause de ses passages obscènes.
— C’est du grand art, croassa Mc Feyffe.
Mrs Pritchett réfléchit :
— Oui, acquiesça-t-elle finalement. Ce juge décida que c’était de l’art. Non, Mr Hamilton, je pense que vous avez tort. Les Irlandais ont beaucoup fait pour la littérature et le théâtre.
— Swift, murmura Mc Feyffe, encourageant. Il écrivit Les Voyages de Gulliver. Très grande œuvre.
— D’accord, dit Hamilton aimablement. Je perds.
Rendu presque inconscient par la terreur, Mc Feyffe se laissa aller sur les coussins de la voiture, le visage couvert de sueur, terreux.
— Comment as-tu pu ? dit Marsha, les lèvres tout contre celles de son mari. Espèce de monstre.
Amusée, Miss Reiss regarda Hamilton avec un aspect tout neuf.
— Vous jouiez serré.
— Presque autant que je le désirais, répondit Hamilton, qui ne se sentait plus très sûr de lui, maintenant qu’il y repensait. Désolé, Charley.
— Laissez tomber, murmura Mc Feyffe d’une voix rauque.
Sur la droite de la route, s’étendait un immense terrain vague. Hamilton chercha dans sa mémoire. Finalement, après un effort considérable, il se souvint. Là s’étaient trouvées d’immenses usines bruyantes, raffineries, produits chimiques, plastiques, scieries, et maintenant, tout était parti. Il ne restait plus qu’un immense horizon dénudé.
— Je suis passée ici une fois, dit Mrs Pritchett, en voyant l’expression de Hamilton. J’ai aboli toutes ces choses, sales, sentant mauvais, bruyantes.
— Ainsi, il n’y a plus d’usines ? demanda Hamilton. Bill Laws doit être un peu désappointé si sa fabrique de savons n’existe plus.
— J’ai conservé les fabriques de savons, dit tranquillement Mrs Pritchett. Celles qui sentent bon, au moins.
De façon perverse, Hamilton commençait à s’amuser. C’était si absurde, délirant et précaire. D’un geste, Mrs Pritchett supprimait des complexes industriels dans le monde entier. À coup sûr, cette plaisanterie ne pouvait durer longtemps. Les substructures de ce monde étaient en train de crouler. Personne ne naissait. Rien n’était fabriqué. Des catégories vitales n’existaient tout simplement pas. Le sexe et la procréation étaient domaines interdits et morbides, connus seulement de la profession médicale. Ce monde, de par son incohérence interne, tombait en ruine.
Cela lui donna une idée. Peut-être se trompait-il ? Peut-être y avait-il un meilleur moyen, plus rapide et plus facile, de parvenir à ses fins, d’attraper le chat par la queue ?
Mais il n’y avait plus le moindre chat. Au souvenir de Ninny Numbcat, une fureur douloureuse, sourde, s’éveilla en lui et lui coupa le souffle. Parce que le chat s’était trouvé involontairement en travers de son chemin… du moins les chats existaient-ils encore dans le monde de la réalité. Arthur Silvester, Ninny Numbcat, les moustiques, les fabriques d’encre et la Russie se débrouillaient tant bien que mal dans le monde réel. Il se sentit réconforté rien que d’y penser.
Ninny n’aurait pas apprécié ce monde, de toute façon. Les souris, les mouches et les mulots en avaient été éliminés. Et dans cette vie distordue, la sensualité des fonds de cours n’avait pas la moindre place.
— Regardez, dit Hamilton, décidé à faire une expérience.
Ils venaient d’entrer dans une petite ville sans caractère. Salles de jeux. Boutiques. Hôtels borgnes.
— Une honte, commenta-t-il. Je trouve que c’est une honte.
Les salles de jeux, les boutiques et les hôtels borgnes cessèrent d’exister. Dans le monde entier des terrains vagues apparurent un peu partout.
— C’est mieux, dit Marsha d’une voix légèrement inquiète. Mais, Jack, il vaudrait peut-être mieux… laisser Mrs Pritchett décider elle-même.
— J’essaie de l’aider, dit avec ingénuité Hamilton. Après tout, j’essaie d’apporter la culture aux masses, moi aussi.
Miss Reiss comprit rapidement.
— Regardez ce policeman, observa-t-elle, il donne une contravention à ce pauvre conducteur. Comment de telles choses peuvent-elles exister ?
— J’ai pitié de ce conducteur, fit Hamilton. Tomber dans les mains de cet ignoble sauvage. Un autre Irlandais probablement. Ils sont tous comme ça.
— Pour moi, il ressemble plutôt à un Italien, fit Mrs Pritchett d’une voix critique. Mais la police ne fait-elle pas aussi du bien, Mr Hamilton ? Ça a toujours été mon impression.
— La police, oui, acquiesça Hamilton. Mais pas les flics de la route. Ce sont deux choses différentes.
— Oh, fit Mrs Pritchett, approuvant. Je comprends.
Les flics de la route, à commencer par celui qui se trouvait à leur gauche, cessèrent d’exister. Tout le monde, Mc Feyffe mis à part, commença à respirer plus librement.
— Ne me blâmez pas, dit Hamilton. Blâmez plutôt Miss Reiss.
— Abolissons Miss Reiss, dit soudain Mc Feyffe.
— Mais non, Charley, fit Hamilton souriant. Ce n’est pas faire preuve d’humanité.
— Oui, acquiesça sévèrement Mrs Pritchett. Cela m’étonne de vous, Mr Mc Feyffe.
Retombant dans son mutisme, Mc Feyffe examina le paysage par la fenêtre.
— Quelqu’un devrait nous débarrasser de ces marais, dit-il. Ils empuantissent l’atmosphère.
Les étendues boueuses cessèrent d’exister. Et par conséquent de sentir. À leur place une sorte de vague dépression longeait la route. Hamilton se demanda quelle profondeur elle pouvait bien avoir. Probablement pas plus de quelques pieds. Les marais n’avaient jamais été bien profonds. Sur le bord de la route vinrent se percher quelques oiseaux sauvages, les habitants dépossédés des lagunes.
— Eh bien, fit David Pritchett, c’est joliment drôle.
— À votre tour, dit Hamilton. Dites ce qui vous fatigue.
David le regarda et dit :
— Je ne suis fatigué de rien. Je veux tout voir.
Cela calma Hamilton.
— Vous avez raison, dit-il au petit garçon, et ne laissez personne vous faire changer d’avis.
— Comment pourrai-je devenir un savant s’il ne reste plus rien à examiner ? voulut savoir David Pritchett. Où trouverai-je de l’eau croupie pour mon microscope ? Toutes les mares croupissantes ont disparu.
— Mares croupissantes ? fit Mrs Pritchett d’une voix interrogative. Qu’est-ce que c’est, David ? Je ne suis pas sûre…
— Et il n’y a même plus de bouteilles brisées dans les champs, se plaignit David plein de ressentiment. Et je ne trouverai plus d’insectes pour ma collection. Et vous avez pris tous les serpents si bien que je ne pourrai pas me servir de mon piège à serpents. Et que vais-je faire au lieu de regarder le charbon que l’on décharge à la station de chemin de fer ? Il n’y a plus de charbon. Et j’avais l’habitude d’aller du côté de la Compagnie des Encres Parker… Maintenant c’est parti… Vous allez finir par ne plus rien laisser.
— Seulement les choses agréables, dit sa mère d’un ton réprobateur. Il existe toutes sortes de choses charmantes auxquelles vous pouvez penser. Vous ne voulez tout de même pas jouer avec des choses sales et déplaisantes.
— Et, poursuivit sans se lasser David, Eleanor Root, la fille qui vient de s’installer de l’autre côté de la rue, allait me montrer quelque chose qu’elle a et que je n’ai pas, si j’allais dans le garage avec elle, et j’y ai été, et elle ne l’avait pas, après tout. Et je ne suis pas content de ça.
Ecarlate, Mrs Pritchett essaya de reprendre son souffle.
— David Pritchett, cria-t-elle, vous êtes un petit garçon perverti. Qu’ai-je fait au ciel pour avoir un enfant comme vous ? D’où avez-vous pris tout cela ?
— De son père, probablement, estima Hamilton. Mauvaise graine.
— Ce doit être vrai. Ce n’est certes pas moi qui… (Reprenant sa respiration avec peine, Mrs Pritchett ajouta :) David, lorsque nous serons de retour à la maison, vous aurez une fessée comme jamais dans votre vie. Vous ne pourrez plus vous asseoir pendant une semaine. Jamais de ma vie entière…
— Abolissez-le, dit Miss Reiss philosophiquement.
— Ne m’abolissez pas, prévint David, d’une voix belliqueuse. Vous feriez mieux de ne pas le faire, c’est tout ce que je peux dire.
— Je vous parlerai plus tard, jeune homme, dit sa mère, les yeux furieux. Jusqu’à nouvel ordre, je ne vous parlerai plus, jeune homme.
— Je m’en fiche, dit David.
— Je vous parlerai, fit Hamilton.
— Je préfère que vous ne le fassiez pas, dit Mrs Pritchett d’une voix aiguë, le menton haut, les yeux furieux. Je veux qu’il apprenne qu’il ne peut se trouver en compagnie de gens bien élevés s’il continue à se conduire de façon répugnante.
— Il m’arrive à moi-même de me conduire… commença Hamilton, mais Marsha lui donna un coup de pied dans la cheville et il se tut.
— Si j’étais toi, fit Marsha à voix basse, je n’insisterais pas.
Désagréablement surprise, Mrs Pritchett regarda sans rien dire par la fenêtre de la voiture et se mit à abolir différentes sortes de choses. De vieilles fermes flanquées de moulins branlants, de vieilles automobiles rouillées disparurent de cette version de l’univers. Des hangars cessèrent d’être, et des arbres morts, des écuries misérables, des tas de fumier et des ramasseurs de fruits parce qu’ils étaient pauvrement vêtus.
— Qu’est-ce donc que cela ? demanda Mrs Pritchett d’une voix irritée.
Sur leur droite se dressait un bâtiment en béton, fort laid.
— C’est, fit Hamilton, une station de la Compagnie de Gaz et d’Electricité du Pacifique. C’est un relais pour des conducteurs à très haute tension.
— Bon, dit Mrs Pritchett, je suppose que c’est utile.
— Certains le pensent, fit Hamilton.
— Ils auraient pu rendre ce bâtiment plus agréable, fit remarquer Mrs Pritchett.
Lorsqu’ils passèrent devant le bloc de béton, ses lignes semblèrent trembler et se dissoudre. Le temps de le laisser derrière eux, et il était devenu une sorte de chalet pimpant, avec de la vigne vierge grimpant le long de ses murs pastel.
— Charmant, murmura Marsha.
— Attendez que les électriciens s’amènent pour vérifier les câbles, dit Hamilton. Ils auront une surprise.
— Mais non, corrigea Miss Reiss, avec un froid sourire sur les lèvres. Ils ne s’en apercevront même pas.
Il n’était pas tout à fait midi lorsque Hamilton quitta la nationale un et guida la voiture dans cette jungle verdoyante qu’était la forêt de Los Padres. Des séquoias gigantesques les environnaient ; une ombre pesante couvrait le chemin étroit qui s’enfonçait dans le parc de Big Sur et menait à la rampe de Cone Peak.
— C’est effrayant, remarqua David.
La route se mit à grimper. Ils avaient atteint une zone rocailleuse hérissée de petits buissons, émaillée de rochers et de plaques de verdure. Et les fleurs favorites d’Edith Pritchett, les marguerites de Californie, qui s’étalaient là, en touffes denses, par millions. Mrs Pritchett, à ce spectacle, ne put retenir un soupir de plaisir.
— Oh, c’est si beau. Arrêtons-nous ici pour manger.
Obligeamment, Hamilton quitta le chemin et conduisit la Ford sur le talus. La voiture fut durement secouée jusqu’à ce que Mrs Pritchett ait aboli les bosses et les cailloux. Un instant plus tard, ils s’arrêtèrent et Hamilton coupa le contact. Pas le moindre bruit, sauf le faible sifflement du radiateur et les cris lointains d’oiseaux invisibles.
— Parfait, dit Hamilton, nous y sommes. Ils sortirent vivement de la voiture. Les hommes tirèrent les paniers de provisions du coffre, Marsha portait la nappe et la caméra. Miss Reiss tenait les bouteilles thermos pleines de thé. David courait dans toutes les directions à la fois, massacrait les touffes de fleurs avec une longue badine, et chassa pour finir toute une famille de cailles.
— Comme ils sont jolis, s’extasia Mrs Pritchett. Voyez les petits.
Ils étaient seuls. Ne s’offraient à leurs yeux que le déferlement de la forêt verte qui dévalait la pente jusqu’au bord de l’océan Pacifique, le ruban interminable, gris de plomb, de la non-route, tout en bas, et au-delà, l’immense surface d’eau mouvante qui impressionna même David.
— Eh ben, murmura-t-il. C’est grand.
Mrs Pritchett choisit avec soin l’endroit du pique-nique, et la nappe fut soigneusement déployée. Les paniers furent ouverts. Et l’on se passa joyeusement les napperons, les assiettes de carton, les couverts et les gobelets.
À l’écart, dans l’ombre des pins, Hamilton préparait le chloroforme. Personne ne lui prêtait attention, tandis qu’il dépliait son mouchoir et qu’il l’imprégnait de chloroforme. Le vent frais emportait l’odeur caractéristique du narcotique au loin. Il n’y avait de danger que pour une seule personne dont le nez, la bouche et l’appareil respiratoire allaient se trouver en fâcheuse situation. Ce serait vite fait, sûr, et efficace.
— Que fais-tu, Jack ? dit soudain Marsha à son oreille.
Surpris, il frémit et lâcha presque la bouteille.
— Rien du tout, dit-il d’une voix brève. Retourne là-bas et commence à éplucher les œufs durs.
— Tu es en train de faire quelque chose. (Fronçant le sourcil, Marsha se pencha vers lui.) Jack ! Est-ce… de la mort aux rats ?
Il essaya de sourire :
— Un remède énergique ; pour mon rhume de cerveau.
Le regardant bien en face, Marsha dit :
— Tu es en train de préparer quelque chose. Je le sais. Tu as toujours un drôle d’air quand tu montes un coup.
— Je vais liquider cette histoire idiote, dit Hamilton, avec fatalisme. J’en ai soupé.
Les doigts fermes et minces de Marsha se fermèrent sur son bras.
— Jack, pour moi…
— Tu te plais donc tellement ici ? (Il s’écarta d’elle.) Toi et Laws et Mc Feyffe. Vous vous amusez ici. Tandis que cette harpie abolit des gens, des animaux et des insectes, tout ce sur quoi son imagination limitée vient de tomber.
— Jack, ne fais rien. S’il te plaît, ne le fais pas. Promets-le moi.
— Désolé, dit-il. Je me suis déjà décidé. La roue a commencé de tourner.
Regardant de ses yeux myopes par-dessus les fourrés, Mrs Pritchett les appela :
— Allons, venez, Jack et Marsha. Prenez de la viande froide et des yoghourts. Dépêchez-vous pendant qu’il reste encore quelque chose.
Empêchant Hamilton de passer, Marsha dit rapidement :
— Je ne te laisserai pas faire. Tu ne peux pas, Jack. Ne comprends-tu pas ? Rappelle-toi Silvester ; rappelle-toi.
— Laisse-moi passer, coupa-t-il durement. Ce produit est en train de s’évaporer.
Soudain, à son grand étonnement, des larmes emplirent les yeux de Marsha.
— Oh, mon chéri, qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne pourrais jamais supporter qu’elle te supprime toi aussi, j’en mourrais.
Le cœur de Hamilton s’adoucit.
— Tu essaies de m’avoir.
— Mais non.
Des larmes coulaient sur ses joues. Elle essayait de le retenir. C’était peine perdue naturellement. Miss Reiss avait réussi à attirer Edith Pritchett dans leur direction, et à faire en sorte qu’elle tourne le dos à Hamilton. David, par son bavardage effréné, retenait l’attention de sa mère sur une pierre qu’il venait de trouver, et en même temps, il indiquait du doigt un point lointain du paysage. La scène était prête. Une telle chance ne se retrouverait pas de sitôt.
— Va-t’en dit doucement Hamilton. Tourne-toi si tu ne veux pas regarder. (Il écarta fermement les doigts de Marsha.) C’est pour ton bien, pour toi, pour Laws, pour Ninny, et tous les autres. Même pour les cigares de Mc Feyffe.
— Je t’aime, Jack, dit Marsha d’une voix étouffée.
— Et il me faut agir, répondit-il. D’accord ?
— D’accord, bonne chance.
— Merci.
Tandis qu’il se dirigeait vers les autres, il lui dit encore :
— Je suis heureux que tu m’aies pardonné à propos de Silky.
— Et toi, m’as-tu pardonnée ?
— Non, dit-il. Mais peut-être le ferai-je lorsque je reverrai Silky.
— J’espère, dit Marsha d’une voix pitoyable.
— Porte-moi chance.
Avançant sur le sol couvert de mousse, il la quitta et se dirigea rapidement vers la silhouette informe d’Edith Pritchett. Mrs Pritchett était en train d’absorber une tasse de carton pleine d’un thé orange. Elle tenait dans la main gauche la moitié d’un œuf dur. Sur ses genoux imposants se trouvait une assiette de salade de pommes de terre et d’abricots bouillis. Tandis que Hamilton s’approchait et se penchait vers elle, Miss Reiss dit d’une voix ferme à la vieille femme :
— Mrs Pritchett, voulez-vous me passer le sucre ?
— Mais certainement, ma chère, répondit Mrs Pritchett, posant les restes de l’œuf dur et se penchant pour attraper le sac de papier qui contenait le sucre.
— Mon Dieu, dit-elle, en se bouchant le nez, qu’est-ce que c’est que cette affreuse odeur ?
Et, dans les mains tremblantes de Hamilton, le chiffon imprégné de chloroforme disparut. La bouteille cessa d’être, dans sa poche, Mrs Pritchett tendit poliment le sucre à Miss Reiss et s’occupa de son œuf dur.
C’était fini. Le plan avait échoué, sans anicroche, et définitivement.
— Un thé excellent, s’exclama Mrs Pritchett, tandis que Marsha s’approchait lentement Je vous en félicite, ma chère. Vous êtes une cuisinière-née.
— Eh bien, dit Hamilton, c’est fini.
S’asseyant sur le sol, il frotta ses mains l’une contre l’autre et jeta un coup d’œil sur les provisions.
— Qu’est-ce qui reste, ici ?
Les yeux écarquillés, David Pritchett le héla :
— La bouteille est partie, gémit-il. Elle l’a prise.
Sans lui prêter attention, Hamilton se servit :
— Je crois que je vais prendre un peu de tout, dit-il.
Cela paraît appétissant.
— N’hésitez pas, insista Mrs Pritchett, la bouche pleine. Essayez ces céleris extraordinaires et ce fromage blanc. Ils sont irrésistibles.
— Merci, fit Hamilton. Je vais en profiter. David Pritchett, désespéré, sauta sur ses pieds et hurla en pointant un doigt vers sa mère :
— Vieille taupe, vous avez pris notre chloroforme.
Vous l’avez fait disparaître. Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
— Bien sûr, dit Mrs Pritchett d’une voix égale.
C’était un produit chimique répugnant, et je ne vois franchement pas ce que vous comptiez en faire. Vous devriez finir de manger et essayer ensuite de reconnaître autant de roches que vous le pourrez.
D’une petite voix pointue, Miss Reiss dit :
— Mrs Pritchett, qu’allez-vous faire de nous ?
— Quelle étrange question, déclara Mrs Pritchett, se servant une nouvelle fois de la salade. Mangez un peu plus, ma chère. Vous êtes vraiment trop mince ; vous devriez avoir un peu de chair sur les os.
Ils se mirent à manger, mécaniquement. Mais Mrs Pritchett semblait être la seule à prendre plaisir au repas ; elle n’y fît pas peu honneur.
— C’est si paisible, ici, remarqua-t-elle. On n’entend que le bruit du vent qui passe dans les branches des pins.
Au loin, un avion ébranla l’air. Ce devait être un appareil des garde-côtes oui se dirigeait vers le rivage.
— Quel bourdonnement désagréable, dit Mrs Pritchett, haussant les sourcils. Quelle intrusion intolérable.
L’avion et tous les autres membres de la famille des appareils volants cessèrent brusquement d’exister.
— Eh bien, fit Hamilton. Je me demande ce que ce sera la prochaine fois.
— L’humidité, répondit Mrs Pritchett avec assurance.
— Pardon ?
— L’humidité. (Elle changea malaisément de place.) Je ne puis sentir l’humidité du sol. C’est très déplaisant.
— Pouvez-vous abolir une abstraction ? demanda Miss Reiss.
— Bien sûr, ma chère.
Le sol, sous eux, devint aussi sec et chaud qu’un toast.
— Et le vent, un peu frais, n’est-ce pas ? (Le vent se transforma en une caresse légère.) Qu’en pensez-vous ?
Un immense découragement envahit Hamilton. Qu’avait-il à perdre ? Il ne restait rien. Ils avaient atteint le fond.
— Ne trouvez-vous pas que la couleur de l’océan est plutôt répugnante, dit-il. Je la trouve même agressive.
L’océan passa d’un gris terne à un vert pastel.
— Bien préférable estima Marsha. (Assise à côté de son mari, elle lui serra frénétiquement la main.) Oh, chéri, commença-t-elle, d’une voix désespérée.
L’attirant contre lui, Hamilton dit :
— Regardez cette mouette qui survole les vagues,
— Elle cherche des poissons, expliqua Miss Reiss,
— Ce sont des animaux diaboliques, déclara Hamilton. Ils tuent les poissons sans défense.
La mouette disparut.
— Mais les poissons le méritent, ajouta pensivement Miss Reiss, ils se repaissent de toutes les petites bêtes de protozoaires.
— Les poissons sont vicieux, dit d’une voix légère Hamilton.
Une onde légère sembla agiter la surface de l’eau. Les poissons en tant que catégorie avaient cessé d’exister. Au beau milieu de la nappe, la boîte de harengs fumés disparut subitement.
— Oh, dit Marsha. C’était un produit importé de Norvège.
— Cela a dû coûter cher, dit Mc Feyffe. Tous ces produits importés coûtent de l’argent.
— Qui a besoin d’argent ? demanda Hamilton.
Il tira de sa poche une poignée de monnaie et la jeta sur le versant de la colline. Les pièces étincelaient sous la lumière du soleil.
— Sale truc.
Les points étincelants disparurent. Dans sa poche, son portefeuille s’aplatit soudain. Les billets s’en étaient allés.
— C’est très gentil à vous, dit Mrs Pritchett, de m’aider. Je manque d’idées de temps à autre.
Au loin, beaucoup plus bas, une vache apparut derrière un bosquet, avançant lentement. Comme ils la regardaient, elle procéda à une opération malséante.
— Abolissez les vaches, cria Miss Reiss.
Mais c’était inutile. Edith Pritchett avait déjà fait le nécessaire.
La vache avait disparu.
Et avec elle, nota Hamilton, sa ceinture. Et les chaussures de sa femme. Et le sac de Miss Reiss. Sur la nappe, les yoghourts et le fromage à la crème s’étaient évanouis eux aussi. Miss Reiss arracha une poignée de ronces.
— Quelles plantes dangereuses, se plaignit-elle. Je me suis piquée.
Les ronces disparurent. Et avec elles, une bonne partie de l’herbe sèche, dans les endroits pelés que les vaches avaient broutés. À leur place, il n’y avait plus que le sable et les pierres.
— J’ai trouvé une noix empoisonnée, hurla David en courant tout autour d’eux.
— Les bois en sont pleins, révéla Hamilton. Et pleins de baies mortelles et de lierres dangereux.
Les arbres tremblèrent, sembla-t-il. Tout autour d’eux, la forêt s’éclaircit, dans un frémissement à peine perceptible. La végétation se raréfiait.
Tristement, Marsha repoussa les restes de ses chaussures. Il n’en demeurait que les boucles de métal et que les fers.
— N’est-ce pas triste ? dit-elle d’une voix morne à Hamilton.
— Supprimez les chaussures, suggéra Hamilton.
— C’est une bonne idée, acquiesça Mrs Pritchett, les yeux brillants d’enthousiasme. Les chaussures donnent des crampes aux pieds.
Les fragments de métal disparurent de la main de Marsha ainsi que les souliers du groupe. Les énormes chaussettes de Mc Feyffe semblaient frétiller dans la lumière. Embarrassé, il ramena ses pieds sous lui afin de les dérober aux regards.
Sur l’horizon, la fumée d’un navire de commerce était à peine visible.
— Sale cargo commercial, annonça Hamilton. Il faut l’effacer de la mer.
La traînée de fumée grise disparut. C’en était fait de la marine de commerce.
— Voilà un monde singulièrement propre, affirma Miss Reiss.
Sur la grand-route, roulait une voiture. Sa radio hurlait à pleine puissance.
— Supprimez la radio, dit Hamilton. (Le bruit cessa.)
Et les postes de télévision et les cinémas.
Le changement n’était pas visible, cette fois. Mais il n’en était pas moins effectif.
— Et les instruments de musique à bon marché, accordéons, harmonicas, banjos et vibraphones. Dans le monde entier, ces instruments n’existaient plus.
— La publicité, cria Miss Reiss, comme un long camion se déplaçait sur la route, portant d’immenses panneaux couverts de slogans. Les camions aussi.
Le camion disparut, projetant son conducteur dans le caniveau au bord de l’asphalte.
— Il est blessé, dit faiblement Marsha.
Le conducteur qui se débattait disparut aussitôt.
— L’essence, dit Hamilton. C’était ce que transportait le camion.
Dans le monde entier, l’essence disparut.
— Le pétrole, ajouta Miss Reiss.
— La bière, l’alcool et le thé, dit Hamilton.
— Le sirop, le miel et le cidre, dit Miss Reiss.
— Les pommes, les oranges, les citrons, les abricots et les poires, dit faiblement Marsha.
— Les raisins et les pêches, marmonna Mc Feyffe.
— Les noix, les ignames et les patates douces, dit Hamilton.
Obligeamment, Mrs Pritchett abolit ces catégories variées. Les tasses de thé se vidèrent. Les restes de leur repas diminuèrent considérablement.
— Les œufs et les saucisses, cria Miss Reiss, sautant sur ses pieds.
— Le fromage, les poignées et les portemanteaux, ajouta Hamilton, se joignant à elle.
Sans hésiter, Mrs Pritchett compléta sa liste.
— Vraiment, souffla-t-elle, n’allons-nous pas un peu trop loin ?
— Les oignons, les fours électriques et les brosses à dents, dit clairement Marsha.
— Le soufre, les crayons, les tomates et la farine, annonça David entrant dans le jeu.
— Les herbes, les voitures et les charrues, cria Miss Reiss.
Derrière eux, la Ford disparut. Sur les coteaux du parc de Big Sur, la végétation s’éclaircit encore.
— Les trottoirs, suggéra Hamilton.
— Les fontaines et les horloges, ajouta Marsha.
— Le cirage, cria David, sautant d’un pied sur l’autre.
— Les brosses à cheveux, dit Miss Reiss.
— Les illustrés, nota Mc Feyffe. Et la pâtisserie avec des inscriptions ; ce truc français.
— Les chaises, dit soudainement Hamilton, étonné de son audace. Et les lits.
— Les lits sont immoraux, acquiesça Miss Reiss, marchant sur la bouteille thermos dans son excitation. Supprimez-les. Et le verre. Tout ce qui est en verre.
Mrs Pritchett fit disparaître ses lunettes et tout ce qui pouvait leur ressembler dans l’univers.
— Le métal, cria Hamilton d’une voix faible et étonnée.
La fermeture à glissière de son pantalon disparut Et ce qui restait de la bouteille thermos – l’enveloppe de métal – la petite montre de Marsha, les plombages de leurs dents, les agrafes des sous-vêtements féminins.
David fit un bond, hurlant :
— Les vêtements.
En un instant, ils se retrouvèrent aussi nus qu’au jour de leur naissance. Mais cela n’avait pas d’importance ; les sexes avaient disparu depuis longtemps.
— La végétation, dit Marsha, se relevant pour se rapprocher craintivement de son mari.
Cette fois, le changement fut étonnant. Les collines et le vaste horizon de montagnes devinrent aussi chauves qu’autant de galets. Il ne restait rien que la terre brune de l’automne, sous le soleil pâle et froid.
— Les nuages, dit Miss Reiss, le visage grimaçant. (Les quelques nuées blanches qui passaient dans le ciel disparurent.) Et la brume. Instantanément le soleil semblait luire furieusement.
— Les océans, dit Hamilton.
L’étendue verte s’éclipsa en un clin d’œil. Il ne restait plus qu’un incroyable creux de sable sec qui s’étendait aussi loin que l’œil pouvait porter. Effaré, il – hésita un instant, ce qui donna à Miss Reiss le temps de crier :
— Le sable.
Le creux gigantesque s’approfondit. Ils perdirent le fond de vue. Un grondement souterrain, caverneux, fit vibrer la terre sous leurs pieds. L’équilibre fondamental de la planète avait été ébranlé.
— Dépêchons-nous, insista Miss Reiss. Que décidons-nous, maintenant ? Que reste-t-il ?
— Les villes, suggéra David. Impatiemment, Hamilton l’écarta :
— Les collines, les hauteurs, dit-il.
Et aussitôt, ils se retrouvèrent au milieu d’une plaine infinie, toutes les dépressions, toutes les bosses avaient disparu. Six silhouettes nues, pâles, de poids et de formes différentes, qui regardaient autour d’elles un monde morne.
— Tous les animaux sauf l’homme, souffla Miss Reiss.
Cela fut fait.
— Toutes les formes de vie sauf l’homme, surenchérit Hamilton.
— Les acides, cria Miss Reiss, et elle se plia en deux immédiatement, le visage crispé de douleur.
Ils se tordaient tous de souffrance ; l’activité chimique de leurs corps se trouvait déséquilibrée.
— Les sels métalliques, hurla Hamilton. Et de nouveau la douleur les reprit.
— Nitrates, ajouta d’une voix aiguë Miss Reiss.
— Phosphore !
— Chlorure de sodium !
— Iode !
— Calcium !
Miss Reiss, à demi inconsciente, se laissa complètement glisser au sol. Ils gisaient tous dans diverses postures grotesques.
Le corps flasque, palpitant d’Edith Pritchett était agité de spasmes. De la salive coulait sur ses lèvres tandis qu’elle essayait de se concentrer sur les catégories énumérées.
— Hélium ! coassa Hamilton.
Tout, autour de lui, se transformait et disparaissait. Il tournoyait au sein d’un chaos de ténèbres infinies.
— Fréon. Gléon.
— Hydrogène, parvinrent à articuler les lèvres exsangues de Miss Reiss.
— Azote, invoqua Hamilton, tandis que la vague de néant s’approchait de lui.
Dans une dernière explosion d’énergie, Miss Reiss se dressa à demi et poussa un cri :
— Air.
La couche de l’atmosphère disparut de l’univers. Les poumons absolument vides, Hamilton se sentit sombrer dans la mort. Tandis que l’univers entier disparaissait, il vit encore la forme inerte d’Edith Pritchett agitée de spasmes involontaires ; la conscience l’avait fuie.
Ils avaient donc gagné. Son pouvoir sur eux n’était plus ; ils y avaient mis bon ordre. Ils étaient finalement libres… mais dans quel état.
Il vivait. Il gisait, dans une position inconfortable, incapable de se redresser, ses poumons s’essoufflant en vain, ses doigts grattant le sol. Mais où donc se trouvait-il ?
Au prix d’efforts effrayants, il essaya d’ouvrir les yeux.
Il n’était plus dans le monde de Mrs Pritchett. Tout autour de lui, les ténèbres palpitaient, en un courant hideux et inquiétant qui le frôlait. Péniblement, il parvint à distinguer d’autres silhouettes, d’autres corps étendus ici et là.
Marsha, inerte et silencieuse, se trouvait tout à côté de lui. Un peu plus loin, gisait Charley Mc Feyffe, bouche ouverte, yeux vitreux. Et, vaguement, dans ce tournoiement de ténèbres, il parvint à reconnaître Arthur Silvester, David Pritchett et Bill Laws, et la forme énorme, grotesque, d’Edith Pritchett, encore inconscients.
Se trouvaient-ils de nouveau dans le bévatron ? Un bref sentiment de joie l’effleura une seconde… puis s’en alla. Non, ce n’était pas le bévatron.
Une sorte de gémissement se forma dans sa gorge. Désespérément, faiblement, il tenta d’échapper à la chose qui se penchait vers lui, à cette enveloppe de vie, maigre, squelettique, qui se repliait lentement sur elle-même et s’approchait de lui à le toucher.
Dans son oreille, elle commença à murmurer d’une voix sèche, irritante. Avec une vibration morne, le son martelait son tympan, résonnait comme en un écho, insistant jusqu’à ce qu’il cessât de tenter de le couvrir de son propre hurlement, jusqu’à ce qu’il ait renoncé à le repousser.
— Merci, dit cette chose d’une voix métallique. Vous avez bien joué votre rôle. Tout est arrivé comme je l’avais prévu.
— Allez-vous-en, cria-t-il.
— Je m’en irai, promit la voix. Je veux que vous vous leviez et que vous alliez à votre travail. Je veux vous observer. Vous êtes tous très intéressants. Je vous ai regardé faire pendant longtemps, mais pas de la façon que je souhaitais. Je veux vous observer de plus près. Je veux vous observer à chaque minute. Je veux voir tout ce que vous ferez. Je serai auprès de vous, au-dedans de vous, là où je pourrai vous atteindre lorsque je le voudrai. Je veux être capable de vous atteindre, toujours, partout. Je veux pouvoir vous faire faire des choses. Je veux voir comment vous réagissez. Je veux. Je veux…
Mais, il savait où il était ; il savait de qui c’était le monde. Il reconnaissait la voix calme, métallique, qui assiégeait sans répit ses oreilles et son cerveau.
C’était la voix de Joan Reiss.